Repenser un nouveau paradigme agricole breton
Les acteurs et actrices de l’économie sociale et solidaire sont engagé·e·s pour développer un projet politique ambitieux de transformation de la société, désormais incontournable. Le capitalisme nous montre ses limites et les conséquences humaines et environnementales néfastes de son bras armé : l’économie de marché et sa financiarisation. L’ESS doit donc apporter des réponses transformatrices et concrètes aux enjeux de notre société et de notre planète. La question agricole et alimentaire, surtout en Bretagne, est l’un de ces enjeux majeur sur lequel l’ESS doit jouer un rôle moteur.
La contribution essentielle qu’a déjà l’ESS et qu’elle doit avoir encore davantage est au programme de la Journée régionale Alimentation & Agriculture du 4 octobre prochain à Pontivy. Il s’agit ni plus ni moins de repenser un nouveau paradigme agricole breton, dans lequel les formes collectives de l’ESS de production, de transformation, de consommation occupent une place prépondérante.
L’ESS n’échappe pas au débat du modèle agricole et de son virage industriel auquel participe depuis de nombreuses années des coopératives agricoles, et que dénoncent plusieurs acteurs de l’ESS. Dans ce débat, nous entendons et pouvons lire ;
- La dénonciation des pratiques agricoles industrielles et financiarisées, délétères pour notre environnement et sa biodiversité.
- Le fait que ces pratiques sont également mises en œuvre par notamment des coopératives, membres de l’Economie Sociale et Solidaire, qu’il conviendrait d’exclure de cette approche économique.
- Enfin, la présentation de l’ESS comme un « tiers secteur », dénomination hélas encore trop courante.
Concernant ces pratiques agricoles dont l’objet s’est largement éloigné des préoccupations du paysan, noble métier, protecteur de son terroir et de sa richesse, à titre personnel et en y engageant les membres de la Cress Bretagne, je partage largement et fortement les dénonciations régulièrement exprimées. Il est inconcevable, et les habitant.e.s de la Bretagne y sont particulièrement sensibles, que ces pratiques trouvent encore autant d’expressions, alors même qu’aujourd’hui les conséquences catastrophiques de cette agriculture sur l’humain et son environnement sont bien connues et invitent à des changements radicaux vers lesquels il conviendrait d’accompagner les professionnels du secteur. Cette orientation est également celle qui est largement exprimée par la majorité de nos concitoyens qui réclament une alimentation saine, accessible à tou·te·s et respectueuse de l’environnement.
L’Economie Sociale et Solidaire est une économie politique, c’est-à-dire qu’elle concerne l’ensemble des citoyens et doit, de fait, obéir à des processus démocratiques. Les organisations et entreprises de l’ESS sont tenues de faire fonctionner cette démocratie en leur sein. C’est bien ce que précise la loi ESS du 31 Juillet 2014 dans son article 1er, définissant les contours de l’ESS. Plusieurs organisations et entreprises de l’ESS peuvent être prises à défaut sur ce point. Concernant les coopératives agricoles précitées (dont certaines par ailleurs ne se revendiquent pas de l’ESS), nous pouvons effectivement constater des dysfonctionnements, dénoncés par plusieurs investigations et enquêtes d’actualité. Mais il y a aussi des coopératives agricoles en Bretagne et dans le monde qui fonctionnent très bien, et qui ont démontré leur capacité à répondre aux attentes de nos concitoyens tout en respectant la biodiversité.
L’exigence démocratique au sein de l’ESS suppose, par définition, que tous les points de vue puissent s’exprimer et donner naissance à des projets collectifs de différents ordres. Ainsi toutes les organisations de l’ESS, quel que soit leur statut, ne défendent pas le même point de vue, le même projet, ceux-ci peuvent même s’opposer. La force de cette approche économique est justement qu’elle doit permettre la diversité de projets, d’entreprises, et non l’unicité.
Nous ne pouvons donc partager l’expression visant à exclure des organisations de l’ESS, sous prétexte qu’elles défendraient et mettraient en œuvre leur projet, issu de la mobilisation et de l’expression des citoyens en leur sein.
Les statuts ne sont pas vertu, mais lorsque leur objet est perverti, ce n’est pas le statut qui est à remettre en cause mais bien la perversion.
Ainsi le sujet à traiter n’est pas celui de l’exclusion de l’Economie Sociale et Solidaire des coopératives agricoles aux pratiques peu respectueuses de l’environnement, mais bien celui qui nous concerne, nous tous acteurs de l’ESS, du bon fonctionnement démocratique de nos organisations. Il est de notre responsabilité collective de construire et défendre les modalités de sa mise en œuvre. Le « Guide des bonnes pratiques » publié par décret en juin 2016, en application de l’article 3 de la loi sus citée, ne suffit pas à l’action du fait de son aspect non contraignant, malgré son obligation de mise en œuvre. C’est pourquoi, l’ensemble des Cress et ESS France s’est exprimé pour que ce point soit l’un de ceux devant être traités dans l’évaluation de la loi, à l’aube de ses 10 ans.
Enfin l’ESS « tiers secteur », est une appellation retenue par les tenants d’une ESS qui nient la dimension solidaire, c’est-à-dire la pratique associationniste de mobilisation citoyenne, pour ne retenir que l’économie sociale, définie exclusivement par le statut de l’entreprise. L’ESS comme tiers secteur est une vision de l’ESS apolitique, visant à corriger les effets de l’économie de marché, outil de politiques libérales, et/ou à mettre en œuvre les politiques publiques.
Nous ne saurions défendre une telle approche qui vise à réduire l’ESS à certains secteurs d’activités, alors même que l’ambition des acteurs de l’ESS organisés, consiste à faire de l’ESS la norme de l’économie de demain, une économie plurielle ; marchande, non marchande (redistribution), mais également non monétaire (réciprocité).
Nous progressons dans cette voie ; les acteurs de l’ESS engagés au sein de Social Economy Europe en particulier travaillent à une harmonisation des définitions et périmètres de l’ESS. Le 18 avril dernier, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) a adopté une résolution sur « La promotion de l’économie sociale et solidaire au service du développement durable » à l’initiative de l’Espagne, du Chili, du Sénégal et de la France.
En conclusion, l’Economie Sociale et Solidaire relève de contours clairs aujourd’hui en France et de plus en plus largement dans le monde. En France, la loi de juillet 2014 précise les acteurs qui la constituent. Au-delà du cadre règlementaire, l’ESS est une économie au service d’un projet politique singulier avec, pour fer de lance, les pratiques démocratiques à tous les niveaux et dans toutes les instances, parce que ce projet politique trouve ses fondements dans l’expression citoyenne, considérée comme la plus compétente et pertinente pour définir l’intérêt général, au service duquel vont travailler les entreprises, les collectifs de toute sorte. A ce titre, elle inscrit son projet dans la mise en œuvre d’une pluralité économique et combat la domination de modèles auto centrés au service de capitaux et /ou de pouvoirs individuels et collectifs, avant d’être au service des citoyens.
Pour faire advenir cette pluralité au service des citoyens, il nous appartient de rassembler avant d’exclure, de condamner les dysfonctionnements démocratiques à partir d’outils que nous aurons su collectivement promouvoir, pour inspirer et inviter de plus en plus d’acteurs économiques à rejoindre notre projet.
Michel Jézéquel
Président de la Cress et Vice-président d'ESS France
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Illustration : Ewen Prigent - La Boîte Graphique